Journal d'un pèlerin - 10/1
21 octobre 2015
La tentation de partir, et de mettre fin à ma visite du Mont Athos, était grande ce matin. Le jour est pluvieux et froid. « Le petit été de S.Demetrio », selon les dires de Marius, et qui arrive d'habitude à cette époque (jusqu'au 28 octobre) ne semble pas durer, et je commence déjà à sentir le froid humide qui est en train de tomber sur le côté nord du Mont Athos, vers où j’étais supposé aller aujourd'hui. Mais à Dafni, je ne me sens plus aucune envie de prendre le bateau vers Ouranopoli et, après une énième tentative infructueuse de trouver une carte SIM Internet, 2 pâtisseries et du café frappé, je prends le bus vers Karyès. Bondé de gens, cela monte lentement dans les montagnes, immergées dans la pluie et le brouillard, jusqu’au petit village, plongé dans le brouillard le plus dense. Le moine à la jambe de bois est toujours là, autant que les chauffeurs de taxi avec l'air de truands. Je suis heureux qu'il y ait un bus (le même qui venait de Dafni) qui va partir de là dans une demi-heure vers Iviron, ma prochaine étape pour ces deux jours à venir.
Au milieu de la pluie et du froid, le monastère apparaît finalement comme un château sorti d'un roman kafkaien, émergeant parmi la bruine et le brouillard. Il est précisément comme Alain Durel l’avait décrit, majestueux, une authentique citadelle fortifiée et massive, avec une immense cour et l'odeur du bois brûlé dans les cheminées et les poêles. L'accueil des pèlerins est bien organisé, et je me trouve dans une chambre avec un Grec, la soixantaine, qui parle très bien l'anglais. Nous avons tout de suite établi une bonne conversation et bientôt, après lui avoir raconté la raison de ma venue, Panagiotis m’invite à aller visiter ses amis du monastère.
Nous sommes entrés dans une autre aile, où il m'à conduit dans une espèce de grand appartement, où la cuisine est un vrai bazar et où tout sent le pipi de chat. Le moine, un ami de Panagiotis, petit mais très vif, E*, nous accueille en faisant la fête pour son ami. Il nous emmène immédiatement sur un long balcon en bois, sur la paroi extérieure d’Iviron, au-dessus de la mer. Malgré le vent et le froid, nous nous sommes assis à une petite table, où l'on nous sert des expressos et des figues sèches. Deux autres moines arrivent bientôt, un Allemand né aux Etats-Unis, et un grec, chacun la quarantaine. Le grec est assez sauvage, et sans aucun soin d'hygiène personnelle. Il commence à planer dans l'air une odeur de divers aliments passés à la poêle, et bientôt nous avons une table remplie d’olives, du pain grillé avec de l'huile d'olive et des herbes, et poêlée de champignons sauvages. Le moine sauvage commence à les dévorer, avec du pain, à mains nues. Après il y a des poivrons piquants et de l'ail... Tout le monde parle sans arrêt, et on voit que ces moines là apprécient bien une bonne table où l'on peut discuter avec ses amis. Il manque juste le vin et la bière pour compléter le tableau... Et aujourd'hui c’est jour de jeûne. Après une conversation qui a traîné sans fin sur les cas d'empoisonnement par les champignons, ce qui semble arriver assez souvent par ici, je prends l'excuse qu'il est l’heure des Vêpres et je me glisse dehors.
Le service religieux était déjà avancé, mais j’ai encore le temps de profiter de la magnificence de l’église d’Iviron. Elle est la plus impressionnante de toutes celles que j'ai vu depuis mon arrivée au Mont Athos. Spacieuse, avec ses lourdes icônes et ses peintures murales assombries, des lustres en bronze immenses et magnifiques, tout respire une atmosphère à la hauteur de ses 1000 ans d'histoire. Mais mon esprit est remarquablement léger. Il y a quelque chose d'extraordinaire dans l’église, ce qui contraste fortement avec l’ambiance ordinaire et sale de l'appartement d’E*. Les Vêpres finies, nous passons dans une petite chapelle, attenante du narthex, où des centaines de reliques sont en exposition permanente.
Et il n’est pas encore l'heure du repas, car tout le monde est allé à la petite chapelle à côté du catholicon, pour un petit service en l'honneur de la Mère de Dieu Portaitissa. L'intensité du lieu est encore plus forte que dans le catholicon. Presque tous les moines et les pèlerins font des prosternations au sol, devant l'icône, et quand c’est mon tour, en approchant mon visage de l'icône, un sentiment indescriptible "s’ouvre" devant moi. Comme si une porte s’était ouverte, et qu'il était impossible d'atteindre et d’embrasser l'icône. Un porte vers un espace sidéral, mais toutefois cela n’inspire aucune crainte, au contraire. C’est un "vide", mais qui permet la liberté absolue, la liberté de construire tout ce que nous voulons. Je me rends compte de mon insignifiance, de ma pauvreté, et je pressens la grandeur et le potentiel indescriptible qui se trouvent devant moi, face à laquelle je ne peux que confesser mon néant et mon attachement depuis une éternité à des choses complètement stupides et inutiles.
Je vois aussi comment j'ai médité maladroitement, car même dans les moments les plus intenses, il y a une fierté qui semble rester en 2ème plan, qui veut me mettre en évidence, au centre, même lorsque le sentiment est celui d'abandon total, et la reconnaissance et repentir de tous mes péchés et des fautes envers Dieu et tout le monde. Dans une véritable soumission, il ne devrait rester aucun sens de nous-mêmes, mais nous devrions laisser tout l'espace aux personnes divines (en nous).
L'icône de la Vierge Portaitissa a étrangement cet aspect extérieur de deux visages presque totalement noircis, où les coups de pinceau à peine sont visibles, contrastant avec la richesse de tous les ornements en argent et en or. Je prie devant, pour qu’elle reste ici encore pour de nombreuses années à venir, parce que sa disparition (prophétisée) marquera la fin du Mont Athos, comme un bastion de la vie monastique, ce qui commence à être déjà visible partout.
Le service fini, on passe au repas, extrêmement simple pour aujourd'hui (mercredi), qui est jour de jeûne, et seulement les pèlerins mangent quelque chose. Il se compose d’une soupe de légumes avec des légumineuses en purée, du pain et des olives, ce qui contraste avec la grandeur de la salle à manger et ses peintures murales. Une longue nef voûtée, avec des tables en marbre gris et de l'espace pour plus de 300 personnes assises. Sur les murs et les plafonds sont représentés plusieurs images panoramiques de la vie du Christ et des dizaines de saints et d’ermites, dont certains complètement nus, couverts de feuilles ou tout simplement du poil très long, comme chez les animaux. Où êtes-vous tous, je demande à la fin, pour nous aider à sortir de cette obscurité moderne? ...
Une autre conclusion sort renforcée : où il y a le plus de force spirituelle positive c’est également où l'action du démon semble la plus virulente et rusée. À Stavronikita, elle prenait (pour moi) la forme de terreurs sombres et irrationnelles. Ici, à Iviron, je constate que certains des moines mènent une vie qui ne diffère pas de la vie des travailleurs des classes inférieures, qui passent leurs soirées assis dans la taverne, entourés d’amis, buvant et mangeant. Était cela dont Alain Durel se plaignait à son passage ici, à propos de l'absence de paix et de recueillement? Peut-être qu'il n’aurait eu aucun motif de plainte s’il avait su partager son temps uniquement entre sa cellule et les chapelles (et le catholicon) ...
Demain, je suis décidé à chercher quelqu'un du monastère pour en savoir plus sur comment revenir et rester un peu de temps ici, pour une prochaine visite.
En relisant Alain Durel, j’y trouve alors le sens de Portaitissa, la gardienne de la porte...