Journal d'un pèlerin - 4/1
14 octobre 2015.
Aujourd'hui c’est un jour de fête dédié à la Mère de Dieu et la célébration a commencé comme d'habitude à 2h30, avec une cérémonie où l'on utilise une branche de menthe (ou autre herbe aromatique) trempée dans l’eau pour bénir les gens, réalisée dans le narthex du catholicon. L’office a duré jusqu'à près de 6h du matin, pour continuer ensuite dans la chapelle du cimetière, 50m à l'extérieur, directement sur la falaise. Tout se finit aux premières lueurs de l'aube, à 6h30.
Bien que ce soit l'un des trois jours de jeûne par semaine, où les moines ne prennent qu’un repas par jour et on ne consomme pas de graisses ni de produits laitiers, la nourriture pour les visiteurs est abondante : un bon plat de fèves cuites avec des légumes verts, salade de tomates fraîches et d'oignons, olives, du pain et une pomme. Et l’habituel verre de vin.
Pendant une courte promenade, le long du chemin qui mène à Iviron, j’ai pu constater à nouveau le changement en cours dans le Mont Athos. Droit devant le monastère, deux nouvelles maisons sont presque prêtes à habiter. Chacune possède sa propre chapelle privée, avec un toit en dôme rond, couvert d’une épaisse feuille de plomb. Et bien desservies, bien sûr, par une large entrée qui permettra aux nouveaux jeeps 4WD de se déplacer à l’aise. Par contre, le sentier qui mène à Iviron ressemble plus à un chemin pour les chèvres, maintenu seulement par la force des bottes des passants courageux, qui n’ont pas peur de glisser dans les étroits passages en terre, creusés dans le sol, sans aucune protection sur les falaises surplombant la mer, et qui ont de bonnes jambes pour escalader et descendre les pentes de roche nue.
En passant par les plages, remplies d’ordures, de plastique et de bois mort, jetés par la mer, que personne ne prend la peine de nettoyer, je suis parvenu finalement jusqu'à une tour située sur une petite bande de terre, avec une plage. L'endroit était un ancien port de débarquement avec un phare, mais à présent cela a été converti en bel appartement, avec un salon tout en haut. Le propriétaire y recevait un invité, les deux étaient assis confortablement sur un balcon avec vue splendide sur la mer. Sans oublier la grosse Jeep à la porte et un bateau rapide, stocké dans son garage à rails, sur la plage.
De retour à Stavronikita, j’ai bien pleuré, parce que si cela est l'état général du Mont Athos, c’est bien pire que ce que j’imaginais, et totalement contraire à ce dont les visiteurs (et pas seulement) rapportent de leurs chroniques de pèlerinage. Le refuge des ascètes et des vrais moines, comme décrit dans le livre d'Alain Durel, ça n’existe plus. Mais on continue à dire que c'est encore le cas et à le faire croire aux autres, parce que cette projection reste chez les gens, et de toutes façons il semble difficile, ou peu approprié, de leur ouvrir leurs yeux.
J'avais acheté une carte, annoncée par l'Association des Amis du Mont Athos (FOMA), supposée être celle qui montre le plus fidèlement les sentiers. Ça m'a coûté 25 euros, une feuille imprimée sur 2 côtés, avec une série de tirets sur des courbes de niveau, et peu d'informations sur les sites et les bâtiments. À Ouranopoli j’avais acheté un autre plan, à une échelle double, en couleurs, plein d'informations, les routes et les chemins bien balisés avec les distances correctes, comme dans toute bonne carte routière. Celle-là m'avait coûté 8 euros... La différence entre les deux est vraiment abyssale, puisque tout l'ensemble du réseau de sentiers de la plupart du Mont Athos, en particulier les régions du centre et du nord, a été remplacé, ou recouvert par un vaste réseau de nouvelles routes en terre battue, qui provoquent précisément le même impact que les routes pavées, à l'exception du goudron. Et celui-ci ne tardera pas, quand les moines et les nouveaux habitants se plaindront d'avoir leurs voitures sales à cause de la poussière et de la boue.
Je l'ai décidé que je ne ferai plus trop de trajets à pied, parce que sur les routes on ne croise personne sinon des jeeps et des minibus aux vitres teintées et climatisées. Et sur les sentiers, le risque est grand de se blesser et de n’avoir personne pour nous aider, à cause du mauvais état. Peut-être ferai-je quelques expéditions pendant les jours passés à St. Paul et à Grigoriou, par les chemins du désert, histoire de confirmer si l'affirmation du Père Ambroise est correcte, et s'il reste ou non de vrais ermites (visibles).
Depuis mon arrivée, je suis assailli par des pensées parfois bizarres. Hier c’était le désespoir que rien n'était plus comme ce qui était écrit, et de me demander comment j’allais supporter tous ces jours jusqu’au 1er Novembre. Aujourd'hui c’était la crainte d'être attaqué par des serpents sur le chemin. À côté de l'endroit où je m’assois habituellement, à l'église, il y a la peinture d'un monstre qui crache des flammes la bouche en l'air et un animal (un cochon?) qui tombe dans ce feu. Ça m’a fait penser que, dans un endroit où la sainteté et la lutte spirituelle contre le Mal est (était) plus élevée, ce sera également l'endroit où l'ennemi va plus concentrer ses forces. Et donc ce sera l'endroit où il sera le plus actif et prêt à émerger, aussitôt que les remparts, érigés par les saints, s’affaibliront, avec leur disparition. L'ennemi commence d’abord par attaquer les portes, mais les infiltrés sont déjà ici depuis un bon moment, et maintenant ils sont en train de commencer à tout faire sauter depuis l'intérieur. C'est du moins mon sentiment.
J’ai également décidé de ne pas faire les dons prévus à chaque lieu. Il est clair que l'argent ne manque pas par ici, et hier j'ai même vu un groupe de Russes, qui passaient là pour une courte visite, chacun d’eux déposant un gros billet dans la boîte d’offrandes au catholicon. Et pourtant, ils ont été réprimandés pour avoir voulu chanter leur cantique (à Saint-Nicolas?) à l’extérieur du catholicon. C'était le moment des Vêpres, mais quand même... Cela dit, ils n'étaient pas aimables non plus, des nouveaux-riches arrogants, guidés par leur archimandrite, la croix et la chaîne en or massif pendant du cou, et suivi par un garde du corps.
La vie au Temple
Les offices à l’église se déroulent pendant plusieurs heures, au cours desquelles les moines entrent et sortent tout le temps, selon leurs occupations, à moins qu'ils se déplacent entre les différentes parties du temple. Il y a une vie particulière dans ces déplacements, les métanies et la vénération des icônes, la façon dont ils se remplacent les uns les autres dans le déroulement de l’office. Quelque chose a été perdu avec la structure rigide des offices catholiques, où le prêtre officiant et ses adjoints immédiats effectuent toujours les mêmes étapes, avec tous les assistants collés à leurs sièges (sauf moment de la communion) du début à la fin.
La structure même du temple orthodoxe, qui suit celle du temple de Jérusalem, favorise ce mouvement et la participation active. Il y a une hiérarchie des espaces, le narthex, à l'entrée, fonctionne comme 1er niveau, étant le plus approprié pour ceux qui viennent d’arriver, les visiteurs de passage et tous ceux qui professent d'autres confessions. Au centre on trouve le choeur, où ont lieu les actes principaux et où sont placés des icônes importantes. Il peut être visité par tout le monde, mais en principe, tout le monde ne peut pas rester là. Et enfin, le Naos, un lieu réservé où seulement le prêtre officiant (et les moines consacrés) peuvent aller, où se trouvent les icônes et les objets les plus sacrés, et où se fait la transformation du pain et du vin en saints dons.
Cette structure globale du temple et des offices semble refléter ce que le moine, et toute personne assistant à l’office, doit effectuer dans son for intérieur. Son corps passe par différentes étapes dans le processus d'approche à Dieu. L’évolution n’est pas linéaire et le processus est long, culminant à la réception (et la participation) du corps de la divinité. Il est impossible de passer directement et rapidement à la réalisation finale, et même après, il y a toujours des parties qui restent à jamais inaccessibles, le Naos. Mais en plusieurs points spécifiques, il y a des forces qui peuvent nous aider, en montrant et en éveillant nos propres centres de gnose et d'action divines. Ceci est la réalisation d'un prototype accessible à tous, et maintenu au cours des siècles, sans nécessiter une action particulière du saint, ou du maître spirituel.