Journal d'un pèlerin - 17/1
28 octobre 15.
Tous les horaires ont été retardés en raison de l’agrypnie et la Trapeza n’a commencé qu'après 9h. Une fois de plus, c'était l'abondance. Grillades de poissons frais, pommes de terre cuites (semi-douces, les pommes de terre les plus délicieuses que j'aie jamais mangées), bettes cuites, de la laitue et des concombres, pain, du vin et des olives, une poire, un grand chocolat chaud, et enfin le dessert béni. À la fin, tous debout, lustres éclairés et balançant, il y avait encore un passage de petits morceaux de pain qu’on trempait dans une tasse de vin, portés par deux prêtres officiants, plus l'assistant à l’encensoir. Au Mont Athos, toutes les activités tenues pour ordinaires dans le monde extérieur, peuvent être élevées et servir à attirer l’attention et à nous rappeler que tout est un don de Dieu. Et l'accent sur l'heure des repas semble important pour moi parce que le résultat est que même avec un estomac plein, nous pouvons prier et penser à Dieu.
Père Constantin vient droit sur moi, sans relâche après Père Theonas pour m’obtenir une confirmation de mon accès à Internet pour modifier les voyages du retour. Le pauvre homme s’est couché également après minuit, après s'être retiré du catholicon plus tôt, et m'avoir donné son siège, et il a suivi le reste des cérémonies par un système vidéo dans sa cellule puis s'est levé aujourd'hui à l'aube pour l’office du matin. Enfin, nous sommes arrivés à une salle où, avec l'aide d'un mot de passe pour le hotspot wifi local, j’ai pu décaler tous mes vols d'une semaine. Maintenant, il ne me reste plus qu'à croiser les doigts et demander à la Sainte Vierge Portaitissa pour m’aider à convaincre l'Higoumène.
Au cours du seva, mon nouveau collègue est un grec, Leonidas. Homme simple, mais affable, il m'a sauvé de quelques maux de dos pendant la répartition des tables qui demandaient du balayage et que je n'aurais pu faire plus efficacement. À la fin P.Elias nous a invités à nous asseoir un peu et nous a offert des biscuits. Nous avons parlé un peu car il maîtrise un peu l'anglais, à propos d’où nous venions et d'autres trivialités. Mais ce qui importe vraiment dans ces petits dialogues qui se produisent ici et là avec des gens que je ne reverrai sans doute jamais, c’est cette communication subliminale, teintée par l'esprit qui nous a conduits à cette montagne où nous essayons d'étancher cette soif produite par l'aridité et la solitude intérieure. Beaucoup de ces gens laissent derrière eux, même si ce n’est que pour quelques jours, l'orgueil et la folie qui dominent le monde et laissent transparaître un côté plus humain.
Quand on en a encore, bien sûr. Mais certains, soit sont déjà complètement vides, soit sont tellement aveuglés par des idées rigides qu'il n'y a plus aucune chance d'ouverture. Comme dans le cas d'un jeune homme qui semble être un postulant, anglo-saxon ou russe sans doute, qui ne dit même pas un mot quand l'un des collègues de travail l'invite à s’asseoir un peu, ou qui refuse ostensiblement de donner une aide ponctuelle à un collègue sous prétexte qu’il est trop occupé avec son propre travail. Ou alors, qui s’approche de moi juste pour dire que "si tu pries pendant que tu travailles, ça devient plus facile", mais avec un visage qui ne reflète que la dureté et le mépris pour les autres. Je prie pour qu’il existe encore une autre qualité de nouveaux candidats ...
Le dernier service religieux de la journée c’est les Complies auxquelles j’ai assisté à la fin, après le seva. L'impression que ça me fait, c’est que la vie monastique ici établit une sorte de courant de soutien mutuel entre presque tout le monde, comme une grande famille éduquée selon les prototypes des sociétés traditionnelles. Chacun essaie de reconnaître chez l'autre ses compétences et qualités, et s’inspire d'elles. Ou alors de réaliser les difficultés de ses compagnons, et les aider à les surmonter. Mais on reste toujours sur le plan humain, quoique mieux que dans le monde, puisqu'aujourd'hui la règle habituelle c’est que chacun s’occupe de lui-même et rien de plus.
J'ai eu une conversation intéressante avec P.Constantin. Assis dans son bureau, nous avons commencé à échanger des impressions sur ma lecture de la vie de l’Ancien Joseph l'hésychaste. Je lui ai exposé mon incapacité à ne jamais réussir à faire même une fraction des austérités qu'il faisait. Surtout parce que je ne pourrais jamais abandonner autant de choses que lui. Et je doute par conséquent qu’un pareil ascétisme puisse être fait dans un monastère plein de confort et où rien ne manque. P.Constantin n’était pas d'accord, il dit que la grâce de Dieu est de permettre que cela se produise, si le sujet est appelé à le faire. Mais pour moi, la grâce de Dieu ne peut simplement pas descendre s’il n'y a pas déjà ce «nettoyage» et préparation du terrain, et que l'ascétisme est précisément l'un des moyens de le faire. "Dieu ne va pas faire le travail pour nous, Jésus est toujours présent au milieu de nous, comme vous le dites, mais il ne peut pas nous aider si nous ne pouvons pas le voir" ai-je dit.