Journal d'un pèlerin - 16/1
Jour 19 -27 Octobre 15
À 4h du matin, 4 russes et moi qui partageons la chambre, nous nous levons tous, comme si nous avions une alarme interne commune. Nous traversons la cour froide et l'obscurité pour assister à une liturgie spéciale, la célébration de l'une des Panagias Theotokos. Malgré que le temps soit constamment ponctué par les excellents chœurs de Vatopaidi, 5h d’office sont douloureux, surtout physiquement. Je commence à voir que les moines ont créé des stratégies pour faire face à ce régime. Ils quittent leurs chaises souvent, se promènent dans l’église et sortent même dehors. Ils vont vénérer les icônes, chuchotent quelque chose à leurs compagnons ou remplissent des fonctions spécifiques, à l’intérieur ou à l'extérieur du catholicon. Quelques uns s’occupent même de veiller aux bons usages des pèlerins qui fréquentent le service, tel que se lever à certains moments, ou s’asseoir correctement. Ou tout simplement parler avec eux et leur donner un certain soutien en montrant de l'intérêt pour leurs besoins.
À la fin, je demande à P. Constantin de me trouver une occupation parce que je ne veux pas traîner comme une larve tout le temps, en attendant le baptême. Il me présente aux responsables de la trápeza, et me montre une rangée de sièges réservée à ceux qui font du "Seva". A partir de ce jour là, je suis censé entrer dans la trápeza avant le sonner de la cloche et de l'ouverture des portes, et prendre ma place.
Aujourd’hui c’est jour de fête, la nourriture est abondante et variée. Mais Vatopedi est le seul monastère qui pèche par excès, parmi ceux dont j’ai vu... des lentilles cuites dans de grands plats, poêlée de champignons sauvages dans l'huile d'olive, salade de tomate et d'oignon, olives, du pain, du vin, des pommes. Tout le monde peut manger à satiété pendant les 15 ou 20min qui sont largement suffisantes, et à la fin les plats sont toujours à moitié pleins. Ici aussi, nous voyons la différence avec tous les autres monastères, puisque Vatopedi est le seul qui peut nourrir 120 moines et 200 pèlerins, plus 30 ou 40 employés qui ne dépensent pas un sou, et encore se donner le luxe de gaspiller un tas de nourriture.
P.Iassav, un ukrainien petit et nerveux, mais avec l'esprit pratique et organisé, explique les fonctions qui sont dès lors ma responsabilité, aux 2 trápezas, le matin et soir : recueillir toutes les bouteilles de vin des tables et les stocker dans le dépôt du vin, re-remplir tous les cruches d'eau en utilisant un gros arrosoir, remplacer les porte serviettes avec un nombre suffisant, et finalement balayer sous les tables. C’est un service qui me prend au moins 1h30 à chaque tour, puisque la trápeza sert environ 300 personnes. Le plus pénible c’est le balayage. Les tables et les sièges sont fixes, on doit se tortiller pour atteindre les coins les plus inaccessibles et le plancher du couloir central est en dalles de pierre avec de grandes fissures. Mais le seva ici n'a rien à voir avec celui qui est fait dans les ashrams et les événements d'Amma. Là-bas, on exploite les gens jusqu’à l'épuisement, en échange de shakti et de riz au bouillon de légumes. À la fin du service, P. Elias, un petit roumain, qui partage l'organisation de la salle à manger avec P.Iassav et P.Theotokos, nous fait asseoir, 2 grecs qui ont également aidé et moi, et nous offre des chocolats. Je parle un peu avec les grecs, l'un d'eux parle anglais et est ingénieur électrotechnique. Comme d'habitude, ils sont toujours curieux de savoir comment un portugais catholique est tombé par ici. Après nous être rafraîchis un peu, nous épluchons des radis puis nous exécutons le dernier seva de la journée.
De retour dans la chambre pour me reposer, je ne peux pas rester tranquille longtemps et je pars donc faire un tour par le port. Entouré de maisons en pierre avec des rampes aux rails de fer pour recueillir les petits bateaux de pêche, c’est une baie aux eaux paisibles, la marée étant presque inexistante. Derrière une digue de mer aux gros blocs de roc empilés, la baie abrite deux quais de béton dont l'un est encore en construction et est décoré avec de la pierre, qui a été importée d'ailleurs. Un des quais accueille un bateau rapide de la police maritime, un pneumatique rigide avec ses deux gros moteurs de 250 CV hors bord, une authentique bombe de vitesse. Deux bateaux qui, je suppose, sont pour la pêche, semblent équipés avec ce qu’il y a de plus sophistiqué, un avec deux moteurs hors-bord de 300CV chacun, et l'autre avec un équipement de collecte des réseaux et une propreté impeccable. Rien à voir avec nos bateaux de pêche "cigares", plein d'ordures et l'air rustre. Une drague retire d'énormes rochers de la plage plus au nord, sans doute pour l’expansion du port. Dans les champs tout autour, d'immenses serres avec des systèmes d'aération et d'irrigation complexes doivent produire la plupart des besoins en végétaux pour le monastère.
Après les vêpres, légèrement plus courtes, car après la Trapezà il y aura une fête qui durera jusqu’à tard la nuit, P.Constantin croise rapidement P.Theonas avec qui nous tombons d’accord pour que je rester ici encore une semaine au-delà de la date prévue de mon retour au Portugal.
La nuit la Trapeza est à nouveau abondante. Thon ragoût à la sauce tomate, spaghettis, fromage râpé, carottes rôties, concombres et poivrons piquants, de la laitue, des olives et le pain habituel, du vin et un fruit. A la fin il y a encore une espèce de dessert, un mélange de blé entier cuit, des noix, de la cannelle et du sucre, cette fois avec quelques graines de grenade, qui ressemble à une énorme galette, et béni pendant l’office précédent.
Le seva terminé, je passe au catholicon, où vient de commencer une de ces célèbres agrypnies. Les places dans le temple principal sont déjà toute prises et je m’assois dans un coin de l'eso-narthex. À un moment donné, un moine allume les bougies du lustre principal de l’eso-narthex et donne une impulsion pour le mettre à osciller. Les cantiques acquièrent plus de force et un moine qui est devant moi semble plonger en transe extatique, debout et les yeux fermés. Je soupçonne quelque chose de différent de d'habitude et passe dans le temple principal.
Rempli de gens debout, je trouve un coin avec vue dégagée sur le déroulement de la cérémonie la plus fantastique que j’ai jamais vue de ma vie. Le grand lustre circulaire (le korros) et ceux des côtés sont partiellement allumés et balancent doucement. Bien que seulement 1/5 de toutes les bougies soient allumées, la lumière dorée qu’ils propagent et les réflections multiples se produisant sur tout ce qui est en or ou argent est absolument impressionnant. Les icônes centrales, de chaque côté de l'entrée du Naos, sont juste en face de moi, et semblent vivantes, animées par des milliers de petits reflets dorés qui se déplacent en douceur. On dirait que des milliers de langues de feu sortent hors d'eux et de tous les objets suspendus ou en haut des murs. Des lustres, avec leur filigrane et leurs statues de petits anges, des icônes, des rouleaux de bois doré qui grimpent dans l'obscurité des dômes. En plus du sens de la vue, abasourdi par ces merveilles, les deux grands chœurs chantent, chacun avec environ 4 voix principales et plus de 7 ou 8 voix en fond. De l'encens distribué à profusion par deux moines qui errent autour du catholicon avec leurs encensoirs. Tout semble sortir d'un rêve fantastique, mais est en même temps très réel, exprimant la grandeur d'une tradition entretenue par les efforts de ces moines.
Plus tard, un groupe de huit moines, accompagné de 2 autres avec des encenseurs et un petit coffret d'or sur une épaule, sortent en procession solennelle du Naos, vêtus d'une riche tenue sacerdotale, rouge et or, la tête nue. Ils se placent en face du supérieur du monastère (ou de son adjoint, vu que l’Higoumène est absent) qui est assis sur une chaise haute, couronné, bâton à la main et vêtu lourdement. Après les hommages, tous suivent en procession, avec les chœurs, vers le narthex, et tout le monde derrière.
Ensuite, nous sommes tous debout, sans organisation apparente, sauf le supérieur qui se place à côté de l'entrée principale, les chorales étant de chaque côté du narthex. Ponctuée par quelques récitations du prêtre officiant, j’assiste maintenant à une merveille de plus faite de chants et d’expressions de dévotion, sans formalisme excessif, mais en communion avec tous, les moines et les pèlerins. Les lustres en filigrane fine et petits anges dorés, clignotent au-dessus de nous, et les cantiques accentuent cet esprit local, fait de nostalgie et de prière au Créateur et à la Ste Mère de Dieu, mais aussi de joie, car ils sont également présents dans notre milieu. À la fin, tout le monde retourne dans le temple principal poursuivre les diverses célébrations.
Pendant environ les 6h30 que dure la cérémonie, il y a aussi beaucoup de fois où le sommeil et la fatigue nous plongent dans la torpeur, nous faisant osciller entre veille et sommeil, entre rêve et réalité, une combinaison également douce où parfois je ne sais plus qui est quoi.
Enfin, une fois encore, le grand lustre circulaire (korros) et les latéraux, sont allumés et balancés, ainsi que les diptyques de bougies, pour l'adieu de la cérémonie, et nous allons tous nous recueillir dans nos chambres, à travers la nuit froide, mais avec le cœur réchauffé par cette célébration inoubliable.