Mémoires lucifériennes (intro)
A l’âge de la majorité, 18 ans sonnés, croupissant dans ma petite chambre de la place de la République, déjà étudiant parisien en humanités un peu esseulé au lycée Fénelon, un livre de sermons prononcés par Maître Eckhart glané au hasard parmi les étagères de la librairie “Gibert Jeunes” me tomba subitement d’entre les mains: je connus alors ma première expérience dite « spirituelle” .
Comme beaucoup de personnes actuellement agnostiques et désorientées, je n’avais jusqu’à présent pas reçu la moindre notion ni éducation religieuse conséquente. J’avais vaguement entendu parler de l’Ancien Testament, mais sans plus.
J’étais entré une seule et unique fois à l’âge de sept ans dans une église au beau milieu d’ un petit village italien jouxtant la frontière à proximité du village alpin de Montgenèvre, accompagné par ma grand-mère maternelle qui se voulait fort pieuse. Nous allions manger de bonnes glaces sur l’autre versant du pays dans cet écrin sublime pas si loin de la vallée de la Clarée.
Je crois que cette rencontre fortuite s’avère tout de même quelque peu insuffisante pour me prétendre d’emblée familier avec le sujet. A la mode du XIXè, fille d’un colonel qui avait servi la patrie avec courage et abnégation, fulminante au milieu des flammes incandescentes et des braises ardentes, elle ne pouvait s’abstenir de vouer aux gémonies et de fustiger par un incendie rageur tout ce qui lui déplaisait, surtout ce qui relevait de la politique et la « Mitterandie » (dénommé « la mite » selon la langue des oiseaux), au beau milieu d’ accès de colère mémorables dignes d’un Léon Bloy, laissant son auditoire foudroyé, la plupart du temps pantois et gêné, mais toujours muet, sauf en coulisses.
Car elle s’efforçait de s’occuper au mieux de sa maisonnée et du chalet familial qui nous accueillait pendant les vacances pour profiter des pentes enneigées et de la nature montagneuse et on lui pardonnait tout, par charité sans doute.
Terrifié par le décor baroque de la petite église, intrigué par l’apparence étrange qui se dégageait et contrastait fortement avec tout ce que j’avais pu connaître jusqu’à présent, je fus gagné par une impression de mystère, à la fois inquiète et curieuse : que pouvait bien cacher et celer ce monde à part ?
Cette question fut bien vite oubliée et mise sous le boisseau, telle la radiance de l’être, masquée par la luciole de l’étant. Oui, je suis « ethnosophe » ou plutôt j’ai une tournure d’esprit telle qu’elle me fait entrevoir du mystère à la pelle parmi les usages ordinaires, là où on ne perçoit d’ordinaire que les objets quotidiens et des habitudes sans signification particulière. Est une tare de naissance ou un atout extraordinaire conféré par une élection spéciale ?
Je ne saurais en juger, mais ce sinistre privilège me confère un regard extérieur sur notre entourage, celui d’un extra ou intra-terrestre qui peut juger à l’aune de théories abstraites et idéales, de célestes et astrales contemplations, les productions contingentes marquées de notre temps par le sceau de la finitude et de l’irrémédiable.
Car j’ai la certitude intime que l’apocalypse annoncée par les prophètes ne se situe pas devant nous mais bel et bien derrière nous, conjuguant au futur antérieur notre postérité : elle s’est pour ainsi dire déjà produite, mais personne ne s’en est vraiment encore avisé, ni n’en a tiré véritablement les conséquences, malgré son évidence première.
Tel est le secret de notre temps bien visible pourtant comme le nez au milieu de notre figure, mais occulté par tous les autres.
Pourtant, les signes sont bel et bien là, ils sont montrés partout, mais personne ne veut les voir et reconnaître leur véritable provenance, méconnaissant l’ ouvrage et sa divine portée, assignant une fausse identité à leur auteur. Or il veut simplement exprimer ce qu’il est, recouvrir son nom originel: « Lucifer », le porteur de lumière.
Non pas celui que nous avons dépeint de façon sinistre comme l’ennemi éternel du genre humain ou le complice du malin, mais celui qui a apporté les lumière de la pré-éternité parmi nous, déposant dans le cœur d’Adam le gisement spontanément émané du règne angélique que nous portons maintenant en nous et attendant que nous en fassions quelque chose de personnel, plutôt que la laisser choir et croupir, bref qu’elle se même à la nature créée pour révéler son potentiel inné.
Car cette lumière est incomplète telle quelle, tronquée, dangereuse, et pour tout dire viciée à la base. Il faut même en détourner le regard sous peine d’être ébloui, aveuglés, défigurés. Elle nous laisse la fallacieuse impression d’être devenu une sorte de « spectateur » qui contemple en un tableau les vicissitudes de l’existence sans pouvoir s’en émouvoir véritablement et souffrir avec empathie les misères de nos frères et sœurs humains.
Elle nous transforme en témoins muets et désincarnés de notre agonie collective, nous faisant croire que nous sommes « tous en un » depuis toujours, connectés depuis l’immémoriale antériorité à un futur immobile, figé dans le marbre lumineux, sereins dans l’hécatombe prononcée.
En un mot, elle fait de nous des dieux sans royaume errant au milieu de l’espace infini et déserté. Elle accomplit au crépuscule de l’aube l’aurore de notre humanité. Mais nous avons été conçus pour accomplir à l’aurore le crépuscule de l’aube.