Etienne Gilson explique merveilleusement Saint-Thomas d’Aquin et restitue l’esprit même de la “scolastique”, âge d’or de la philosophie chrétienne (il a fourni des monographies fondamentales, des études secondaires, des réflexions personnelles sur l’”être et l’essence” avec toujours le souci de préserver les “constantes de l’être”, titre de son ouvrage posthume).
Il remet beaucoup de choses en ordre. Son petit opuscule remarquable sur “l’impossible athéisme” fourmille de remarques judicieuses aussi bien existentielles que plus arides (il comprend les motifs réels des conduites humaines et non celles qui sont alléguées; il ne vit pas dans la mentalisation de la pensée séparative mais bien dans la “science de l’être” tout à fait réelle et tout à fait distincte de la science de l’idée de l’être qui représente de son côté une pure et simple fiction).
En son temps, il s’est fait quasiment ridiculiser (en particulier par les chrétiens eux-mêmes qui ont polémiqué) malgré sa renommée et son prestige, car il défendait l’idée saugrenue d’une “philosophie chrétienne” non destinée à se substituer à la grâce, mais à fournir à la raison et la lumière naturelle le marchepied nécessaire pour accéder au sur-naturel, qui forme le couronnement tant des études que de la piété.
Pourtant comme dirait le Père Popovic seule la Pensée du Dieu-Homme (qu’il appelle “verbéisation” de la pensée naturelle) permet à la pensée d’être sauvée car elle adjoint au phénomène naturel biologique et qui a tendance à l’abstraction un noyau et une graine venue d’ailleurs porteuse de la perfection d’une amitié infinie.
Donc celui qui aime la sagesse de “ce qui est” va aimer aussi la sagesse de “Celui qui est” qui va lui donner forme et contenu en produisant des séries de pensée “verbéisées” inépuisables, à partir de la réflexion sur le Mystère premier union du Dieu-Homme vrai Dieu et vrai Homme.
“Celui qui est” représente un mystère infini en nature et par ses moyens d’accès (car il est conjonction paradoxale du fini et de l’infini grâce à une tension féconde qui ne se résout jamais totalement). La raison est donc impuissante à le cerner totalement mais peut tout de même le dire et l’exprimer de façon toujours nouvelle et infinie. C’est l’objet de la théologie et des sciences du dogme.
Pourquoi se priver d’une telle ressource si ce n’est pas une sorte de masochisme infligé ou de refoulement étrange ? La fameuse “libre pensée” témoigne juste du renoncement à un trésor car elle va se priver de son sens si elle n’a plus rien à penser. Un droit abstrait est donné sans contenu. Mais qui va déguster un repas fait simplement de mots vides ?
E. G fait remarquer l’exigence de Spinoza qui enjoint à aimer activement “ce qui est” (la Nature divinisée) sans aucune passivité et sans aucun autre espoir d’être aimé en retour. C’est tout à fait remarquable du point de vue éthique mais conduit à une ascèse qui dépasse le commun des hommes.
En revanche, aimer “Celui qui est” donne l’espoir non chimérique d’un retour du don. La philosophie et la théologie représentent donc les deux ailes d’un unique oiseau incorporant magnifiquement “ce qui est” avec “Celui qui est”.
“Celui qui est” donne à “ce qui est” son sens ultime et définitif. Il agit en tant que “cause exemplaire” (causa exemplarum) et non en tant que cause motrice ou même cause efficiente. En effet, tout ce qui est est en vertu de l’acte d’être naturel propre à toutes les choses créées comme aux choses incréées (Duns Scot). L’être est, Dieu (infini) est, nous (créatures finies) sommes. C’est quelque chose d’irrécusable, irréfutable, une certitude absolue.
C’est au passage exactement le chemin pour aller à Dieu d’un certain Nisagardatta Marahaj décrit à travers une série d’entretiens intitulé “Je suis” et qui est devenu fort célèbre. Mais qui a fait le parallèle pourtant évident avec la doctrine et l’approche de Saint-Thomas ?
C’est un “être commun” qui est partagé de façon universelle, du plus petit insecte à la plus grande créature, de l’ange au démon, du plus grand pécheur au plus admirable saint, du caillou inanimé au robot cybernétique. Là, je renvoie à Etienne Gilson qui explique très bien à partir de Thomas ce que désigne cet acte d’être qui est toujours simple et parfait en lui-même, au fondement de tous les “étants” particuliers.
Disons que cet acte d’être relève de la “présence d’immensité”, communication naturelle et immédiate de l’être à tout la création. Sans cet acte d’être il n’y aurait tout simplement rien du tout. Non sans ironie, E.G s’interroge :
"J'ai été souvent prié, nous dit l'auteur, parfois sommé, quelquefois même mis au défi de donner des preuves de l'existence de Dieu. Je n'ai jamais pu me passionner pour la question. Je me sens si certain qu'une réalité transcendante au monde et à moi-même répond au mot Dieu, que la perspective de chercher des preuves de ce dont je suis si sûr me semble dénuée d'intérêt. Non seulement ces preuves ne m'apprendraient rien que je ne sache, mais j'aurais le sentiment de raisonner au profit d'une de ces certitudes acquises d'avance qui causent leurs démonstrations plutôt qu'elles n'en résultent. Ceux qui prennent plaisir à gagner au jeu en trichant sont compréhensibles, car ils gagnent quelque chose, mais puisqu'aucune démonstration faussée ne prouve rien, son auteur n'a rien à gagner.
En revanche, justement parce que l'existence de Dieu me paraît spontanément certaine, je suis curieux des raisons que d'autres peuvent avoir de dire que Dieu n'existe pas. pour moi, c'est la non-existence de Dieu qui fait question. Je désire donc connaître et mettre à l'épreuve quelques-unes des raisons invoquées en faveur de l'athéisme. Je veux dire, de l'athéisme dogmatique et positif, c'est-à-dire de la doctrine qui, après mûre réflexion, conclut comme une certitude rationnelle que rien qui réponde au mot "dieu" n'existe en réalité. Par rien j'entends "aucun être". (Préface à l’”athéisme difficile”)
Dès que le concept de Dieu est formé dans l’esprit il acquiert une forme d’existence. C’est l’essence de la fameuse “preuve ontologique” parfaitement restituée par E.G. Elle n’a rien à voir avec une quelconque logique ou réduction à la “pensée” mais nécessite un “voir” propre qui va ordonner tout les connaissances ultérieures. C’est le quoi, le “cela” qui agit à travers la pensée.
En d’autres mots une forme de “transmission”, cela est dit dans les mémoires de Gilson qui explique qu’à un moment une grande paix s’est faite dans son esprit à partir du moment où il a commencé à pénétrer dans cette logique, ce qui n’a pas été sans mal et a pris des années. (plus de dix je crois).
Mais cette communication naturelle de l’être tellement habituelle qu’elle est invisible et paraît même ô comble du paradoxe inexistante est insuffisante pour l’être humain. Par elle seule il ne saurait accéder à la grâce.
Etant quand même différent d’un vulgaire morceau de terre (mais pas en tant que porteur du même acte d’être), il est doté d’un esprit et revêtu d’un corps. Il peut donc émettre des signes et être porteur d’une intentionnalité propre.
Reconnaissant consciemment dans “ce qui est” l’oeuvre du Père générateur (diffusant l’”acte d’être” à travers sa “présence d’immensité”), l’être humain peut donc voir dans le Fils le vecteur du salut pour tous les hommes, étant “Celui qui est”, ce grâce à l’efficace de l’Esprit.
Le Fils ne cause ni ne diffuse l’être en soi, mais montre l’exemple pour toutes les créatures. Il n’agit jamais directement dans la vie des croyants (on remarquera que ce sont les saints participant du corps mystique qui agissent sur terre au sens propre, le Christ n’apparaissant que sous forme de visions, conformément à sa mission propre), mais indique ce qui doit être accompli en tant que cause exemplaire.
Son action a déjà eu lieu lors de son passage sur terre, libérant à sa mort (“extranéité”) l’Esprit saint qui passe alors d’un action incorporée à la personne terrestre de Jésus (“intranéité”) à une diffusion universelle.
Comme le disait Duns Scot et d’autres à sa suite, le Christ se serait manifesté de toutes façons dans la création (même si Adam n’avait pas péché, car il n’est pas venu simplement comme cause réparatrice mais pour manifester toutes les perfections possibles), car il représente le but, le terme et la finalité de cette création, son éternelle gloire et Beauté (en tant que cause finale et exemplaire).
Il est donc la porte la plus éminente pour accéder au Père (l’acte d’être pris dans son universalité complète), mais pas la seule puisque le Père est commun à tous. Cela laisse la place aux autres religions égales en dignité mais peut être pas en “efficacité”.
En effet, chaque religion offre une autre clé et une autre portail pour accéder au salut, dans la mesure où elle permet de méditer et de prier des “formes” possédant certains attributs de perfection communiqués par le Père.
Simplement trouver le bon code et tourner la clé s’avère encore plus difficile, demande un énorme effort sur-humain pour le commun des mortels, car ces attributs sont particuliers et propres à “ce qui est”.
En revanche, “Celui qui est” étant le même que “ce qui est” est par nature universel et s’adresse au coeur de chaque être vivant.